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Trollage, Vietnam et Honda Dream
14 mars 2014

Allocation de l'espace linéaire et syndrome de Bombay

20 000 dôngs

10 000 dôngs - Copie

Pour 30 000 dôngs : une pinte amère du brauhaus tchèque de la rue Nguyen Thi Minh Khai.

Il est 4 heures 30 minutes du matin sur la Nationale 61 quand le bus s'arrête pour que les passagers puissent manger un ph dans un hangar éclairé au néon et profiter de l'urinoir collectif. Derrière le comptoir, de longues étagères présentant des sachets de viande séchée, occupent une surface de 40m2, invitation frontale à un gargantuesque petit-déjeuner carné.

 

Afin de remplir le contrat passé avec le restaurateur lui ouvrant droit à une soupe gratuite accompagnée d'un épais café, le conducteur chasse les tenants d'un sommeil prolongé vers l'extérieur du bus en lançant une vidéo de zumba à plein volume. Je m'attable et commande un bol de soupe h tiếu. La nuit qui s'achève pousse l'air humide de la mangrove sous le hangar. Un improbable occidental s'asseoit à ma table, gros monsieur en blazer beige, colonne tassée. Il m'interpelle familièrement en anglais.

- Quelles boutiques tu vois en face ?

Un néon blanchit la taule criarde et les parpaings d'un restaurant de riz brisé, serré entre un garage moto et un barbier-coiffeur ouvrant boutique.

essai carto Fritz (640x480)

                                                                                                                                                                                 © Joséphine

- Tu vois un resto, un garage et un coiffeur ?

J'acquiesce. Le type bondit comme un ressort compressé et se précipite pour s'asseoir à mes côtés.

- Je m'appelle Fritz, j'ai pas mal voyagé et j'ai découvert... ça, ça, ça !

Sur l'écran d'une tablette numérique, il me montre une sorte de pelote multicolore faite de lignes courbes entremêlées.

- ' Suis cartographe moi ! Arrivé au Vietnam par hasard. Et alors, Boum ! Me suis rendu à l'évidence !

Je profite de cette pause oratoire pour me présenter.

- Salut ! moi c'est Thomas !

- Mmh… Un nouveau paysage ! Un paysage culturel d'un nouveau type ! Depuis que t'as quitté Saïgon, t'as vu quoi ?

- J'ai dormi, mais d'expérience, je dirais qu'y a pas trop de paysage. Plutôt des façades étroites et dégueulasses.

- Parfait ! Dit-il en criant. Exactement ça ! Enfin presque. Tu te trompes sur deux points. Pas trop ça donc ! Bon, la définition du mot paysage d'abord : c'est une “étendue spatiale, naturelle ou transformée par l'homme, qui présente une certaine identité visuelle ou fonctionnelle”. Donc, c'est bien un paysage, tu me suis ? Oui, c'est mon truc, hein, le paysage. Enfin bon ! Bref ! Et puis t'oublies les commerces. T'as oublié l'essentiel : les commerces.

Malgré la frâicheur, Fritz est en nage.

- De part en part, ce pays est parcouru de lignes de commerces. Comment représenter cet environnement ? J'ai pensé faire comme sur les cartes Michelin, des traits verts, tu vois ? Mais ma passion, c'est le 1/25 000ème, tu comprends ? J'aime la précision, Le 1/25, c'est de l'orfèverie ! Bref ! Alors j'ai relevé les activités commerciales. J'ai laissé tombé le relief et la profondeur parce que y en a plus ! C'est fini ça, merde ! Il faut vraiment comprendre ce truc, cette révolution ! Des milliers de kilomètres de boutiques, point barre ! On s'en fout des formes. Eux s'en foutent : ici tout fait 3 mètres sur 10. Bref ! Ca m'a donné ça, dit-il, replongeant soudainement dans la contemplation silencieuse de sa fascinante pelote multicolore en apesanteur dans le ciel noir de l'écran.

- T'en as relevé combien ?

- … hein ? Ah oui. Plus de deux millions. Je vais vers le sud alors je touche au but. On est à 35 kilomètres de Cà Mau, la fin de ce monde ! J'y serai dans 3 mois. Après, je présenterai mon travail, et Nature pourra titrer “l'esprit du commerce habite ce pays”. Les vietnamiens ont étendus la notion d'espace de chalandise aux routes, c'est à dire à l'ensemble du monde utile. Derrière, il ne reste que des rizières dont tout le monde se balance. Ils ont marchandisé le territoire ! C'est énorme ! ENORME ! Mon travail constitue une preuve irréfutable de la validité de la théorie de l'anthropocène ! Bref ! Et puis il faut protéger ce patrimoine parce que si par exemple, on laisse des autoroutes se développer, alors, c'est le retour au buccolique. Pshit ! Fin du modèle ! Exode vers les villes et tout le bazar ! Bref ! Il faut aussi les aider à le perfectionner ; remplir utilement les vides et lutter contre l'habitat qui représentent un manque à gagner. Avec l'outil que j'ai développé, on pourra améliorer la répartition des commerces.

folie Fritz (640x480)

                                                                                                           © Joséphine

Fritz se lève et s'éloigne tout en poursuivant son monologue, à grand renfort de gestes saccadés.

- Ce que tu vois c'est un algorithme qui définit la suite finie, séquentielle, de règles que l’on appliquera au nombre fini de données “coiffeur, restaurant, garage”, permettant de résoudre les problèmes liés aux performances de vente...

Assommé, empêtré dans cette pelote de mots, je fixe mon bol de soupe fumante dans lequel un moucheron brasse frénétiquement le bouillon en direction d'une lamelle de viande qui surnage, retardant l'inéluctable. Derrière moi, je ne vois pas la silhouette du géographe disparaître dans l'ombre dense qui précède d'un rien le petit matin brutal des Tropiques.

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