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Trollage, Vietnam et Honda Dream
21 mars 2014

Đi lang thang

 50 000 dôngs

Pour 50 000 dôngs : un kilo de mangoustans, roi des fruits, au marché Thi Nghe.

Au Vietnam, l'errance est une vertu exaltée par les baladins costumés d'autrefois. Elle fait partie du corpus des figures poétiques traditionnelles avec le pont, les nuages, la montagne. Le plus souvent nocturne, l'errance est une mise en espace de la déception amoureuse. Elle est encore louée dans les chansons des variétistes peroxydés d'aujourd'hui, mais son temps a-t-il passé avec la disparition nationale des jambes ? Car c'est un fait observable un peu partout : une majorité des habitants de ce pays ne se rappelle pas de l'usage qu'il convient de faire d'une paire de jambes. Ici, la coutume consiste à déposer la partie basse du corps sur des cale-pieds et à mettre le contact : téléphoner à moto, manger à moto, dormir à moto, transporter une grappe de bonbonnes de 20 litres d'eau à moto, faire des acrobaties à moto, se coiffer à moto, rentrer le bétail à moto, la liste des usages possibles est infinie.

Au salon, Tuyêt dit que les étrangers aiment se faire masser les pieds.

- Pourquoi ?

- Parce qu'ils marchent beaucoup.

Di lang thang (640x480)

Pour rentrer chez moi, je marche car ma maison n'est pas loin. “You, you!” le taxi m'appelle, je refuse. Il ne comprend pas. “Anh đi bộ”, "je marche" phrase mille fois répétée. Mais l'avis répandu ici est que ne marchent que ceux qui n'ont pas les moyens de faire autrement, catégorie à laquelle je ne peux pas appartenir. Il insiste encore, alors j'utilise une boutade qu'on m'a appris : “Anh đi lang thang”, j'erre.

Ville de motos, de voitures, de camions, où banalement, le plus lourd avale le plus léger, le corps humain est, à Saïgon, un véhicule comme un autre, jamais à l'abri d'un choc. Marcher ici, c'est se tenir sur le qui-vive, intranquille, et faire un sort à la flânerie. Les grands axes sont impraticables, chaussée parcourue de meutes de motos, trottoirs transformés en course d'obstacle, congestionnés d'étales, de véhicules, de trous d'eau et de gravats. Parés de lignes de bidonvilles ou d'emprises industrielles, l'accès, si apaisant pourtant, aux rives des arroyos et des canaux est impossible dans la plupart des cas malgré de récents efforts. Cette furie se déverse jusque dans l'âme de la ville vietnamienne, les fascinants khu phô, amas labyrinthiques de maisons enserrant des ruelles et des impasses. La métastase a gagné tout le corps urbain.

L'image d'un Nanni Moretti divagant aimablement le long des rues dorées et calmes de Rome dans son Journal intime a popularisé un certain usage ondulatoire du deux-roues, et comme beaucoup, j'aime encore parfois me perdre en zigzags aux interstices du jour, mais je sais aussi que la moto, qui engendre l'inaction du corps et l'accroissement de la vitesse, est, en émotions, une source moins riche que la marche. En l'enfourchant, je renonce temporairement à l'usage de mon corps auquel je greffe un prolongement motorisé, complétant ainsi sa prothétisation. Je ne connais plus les lentes divagations de la marche, la décantation, l'association fertile des idées, le cisaillement des pensées par mes jambes, le dialogue du corps et de l'espace. A Saïgon, j'ai perdu la rue des Pas perdus de Breton, “capable de livrer à ma vie ses surprenants détours, la rue avec ses inquiétudes et ses regards” où“ je prenais comme nul part ailleurs, le vent de l'éventuel”. Tout un trésor englouti sous la ferraille. Mais entre le crépuscule et l'aurore, parmi les marcheurs en pyjama qui attribuent un objet sportif à la discipline, de jeunes couples errent encore à travers la ville. Alors me revient cette ancienne chanson :

Comme je t'aime, je te donne mon chapeau,

Puis à mon père et ma mère je mentirai,

En traversant le petit pont, le vent l'a emporté,

Sur le pont, ils s'enlacent donc, et le vent, à défaut d'emporter un chapeau conique, fait osciller les casques, suspendus aux poignées d'une jolie Kawasaki max bleue ou rose, c'est selon. calée sur la béquille centrale pour mieux servir de banc.

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