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Trollage, Vietnam et Honda Dream

25 avril 2014

Fish & CHiP's

500 000 dôngs200 000 dôngs100 000 dôngs50 000 dôngs20 000 dôngs10 000 dôngs5 000 dôngs2 000 dôngs1000 dôngs500 dôngs200 dôngs100 dôngs

Pour 888 800 dôngs : une donation aux orphelins de la police

Etrange titre au pays des fines herbes, mais c'est qu'il ne s'agit pas de cuisine. Voilà la dernière manche de ce match à sens unique : 1000 mots pour un épilogue.

Je suis parti avec l’aube. Derrière le galbe blanc du garde-boue de mon increvable contrefaçon chinoise de Honda Dream, je bascule de droite à gauche et goûte ainsi à l'équilibre de mon corps centaurique. En ville, les motos vrombissent, les taxis klaxonnent, les bus crécellent, les bateaux sirènent. J’observe un piéton qui erre, agitant lentement un bras au milieu de la bataille, signe dérisoire de sa présence. Un motard imprévisible coupe ma trajectoire ; je pile et crache une insulte :

- Charlot !

Depuis le pont de Saïgon, je vois des bras de vapeurs incertaines enlacer les tours du centre-ville. Il a dû pleuvoir car la passagère d’une moto tient une cape de pluie à usage unique. Elle discute avec un autre passager puis se retourne vers le garde-corps du pont et, au moment où nous surplombons un échangeur, lance sa cape dans le vide. Je me figure la conséquence de cet acte, la chute de ce très gros "sac plastique" sur la tête d'un infortuné motard en contrebas. Eux éclatent de rire car seul compte le présent. Un autre motard à trajectoire floue me double, téléphone à l'oreille, conduisant d’une main son enfant de 5 ans, sans casque, sur le chemin de l’école. Au passage, il fauche la Crocs qui protégeait mon pied gauche.

- Péquenaud !

Sur l'avenue Nguyn Hu Cnh, à trop naviguer entre les trous d'eau, je cale. Kick. Deux mégères assises sur un banc de bois conversent en hurlant au milieu des pots d'échappement. Kick bis. Kick ter. Le moteur tourne enfin, la moto bondit d'énervement. Grisé par la vitesse, je prendrais presque le tunnel réservé aux 4 roues mais un camion y entre avant moi et je sais trop bien l'histoire du semi-remorque qui fait marche arrière sur le motard qu'il vient de renverser, préférant s'acquitter d'un enterrement bon marché plutôt que de soins onéreux.

Je traverse maintenant le lacis des venelles de Bình Thąnh. Sur sa 110 wave, un conducteur rejoint la rue à sens unique. Las ! Cet unique sens ne lui convient guère et comme il est de ceux qui pensent en ligne droite, il écrase frénétiquement son klaxon, plante son regard à un mètre devant lui et bondit sans contrôle tel le saumon entêté contre les eaux du torrent. Le flot des motos s'arque en une multitude de trajectoires courbes pour éviter une percussion. Par politesse, il ne regarde aucun des motards qui se tortillent pour l'éviter. Il n'y a pas d'agressivité dans son comportement. Pas plus d'ailleurs que dans celui des autres conducteurs audacieux qui se joignent maintenant à l'aventure, nourrissant une rapide congestion.

- Bledards !

 

Fish & ChiPs 1 (800x343)

 

                                                                                                                                                                © Joséphine

Je suis épuisé quand j'atteins peu avant 7 heures le coude du quai Tôn Đức Thng où se tient la police. Casques sur  uniformes jaunâtres, imitations de Ray Ban, et le Tonnerre mécanique de ces cieux : une Honda 250cc. Les sosies de Jonanthan Baker et Francis Poncherello que les vietnamiens ridiculisent du sobriquet de “poissons jaunes”, immobilisent mon bolide. Je cache la clef de contact et mon permis vietnamien, toutes pièces confiscables qui leur permettraient d'exiger l'argent que je vais leur refuser. Sous un prétexte que je ne prends pas la peine de comprendre, Jon me laisse mariner en attendant que j'allonge des billets. Puis Ponch s’adresse à moi en anglais, Il veut 500 000 dôngs. Je réponds en français pour le faire chier et croise les bras, silencieux. Mais le temps passe et le mien est sensiblement plus précieux que le leur. Leur détermination est à la mesure des 10 000 dollars de dessous de table, empruntés à la banque puis versés à leur hiérarchie pour transformer ce trottoir en usine à contraventions pour leur seul bénéfice. Je craque et sors mon porte-feuille duquel j'extrais violemment une poignée de billets froissés que je tends d'une seule main à Poncho, signes de mon mépris. Celui-ci sourit de colère et refuse les petites coupures que je jette finalement au sol avant de l'insulter lâchement en français :

- Mais prend donc tout, tête de veau !

Je repars en faisant hurler ma Dream au milieu de ce bordel sans fin, de ce maelström qui m’avale et me brise. Némésis allume le feu de la migraine, et la colère monte indéfiniment en moi : je suis consumé par la haine.

- Va chier, connard ! Ta grande-tante la salope ! La putain de ta race ! Va te faire enculer ! Nique-toi fils de pute ! Mange tes morts !

Mes yeux hurlent, ma bouche couvre le monde d'ordures. Je fixe du regard un motard dont je fantasme la mort violente. Lui, passe d’un air égal, si terriblement égal et sans visage qu’au pinacle de l’ire, je suis foudroyé par la vanité de ma colère dans ce cosmos désarticulé de masques et d'eau. Haine dorénavant dépourvue d'objet, haine que je voulais ravageuse et qui maintenant me ravage. Alors, je desserre mon étreinte de la poignée de gaz, et la moto ralentit, orchestrant le decrescendo de mon pouls. La pointe de mon unique chaussure caresse longuement le bitume, puis la Honda verse doucement à gauche. Parmi les moteurs hurlants, dans l’incandescence des pots d'échappement, je mets pied à terre, tourne la clef de contact, tacle la béquille latérale, retire mon casque, me lève et m'abandonne au contact des quelques gouttes de pluie qui caressent mon visage. La cloche a sonné ; je m’en vais.

Fish & ChiP's (640x480)

                                                                                                                                                                    © Joséphine

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25 avril 2014

Seconde déambulation

500 000 dôngs

200 000 dôngs

Pour 700 000 dôngs : une guitare dont le délicat chevalet s'arrache à l'accordage.

 

Quand le jour décline, je m'éloigne des boulevards saturés de plomb et m'immisce au coeur d'un rubik's cube au comble du désordre par les ruelles des khu phô, ces quartiers de venelles où les maisons étranglent la rue. L'allée dans laquelle je marche est une gorge qui m'avale puis me projette sur une intersection à trois branches, un monde calme et odorant sur lequel s'ouvre une boulangerie où de courtes baguettes attendent de produire, demain, le petit-déjeuner des travailleurs, à renfort de brins de coriandre.

Depuis 1946, la population de Saïgon a été multipliée par vingt, donnant naissance à une concentration horizontale de villages où des paysans vivent encore selon des règles qui régissent le milieu rural. Les maisons villageoises, simples rez-de-chaussée pourvus d'une cour intérieure, sont montées en étages, 2, 3, 4 jusqu'à 5 niveaux. Collées les unes aux autres, compactées, avalant la lumière dans leur corps de ciment, étroites, sombres, mal isolées, elles sont maintenant le dernier endroit où chacun souhaite se tenir.

Ni entrée, ni sortie, ni dessin. Je bute contre les coudes d'une urbanisation vernaculaire engendrée par la survivance des sentiers vicinaux et des diguettes de rizière des siècles passés. Grêlé, le sol de ciment est planté de poteaux soutenant de massifs rouleaux de câbles électriques qui s'élancent en lianes dans le désordre le plus complet. Public, privé : partout ici, la rue entre dans le foyer tandis que ce dernier s'y répand. Parmi les ombres portées des salons-boutiques dont les grilles ouvertes projettent l'intimité des foyers dans la rue, sous une pelote de câbles, je m'attable et commande un yaourt au fruit de la passion. La vieille en pyjama, tenue “calmar séché” comme disent ici les esprits moqueurs, fait couler les graines enveloppées de chair gélatineuse dans la crème blanche du yaourt. Des hommes en short, dont le torse et les bras nus laissent paraître de profondes cicatrices, cachent sous la nappe les billets de 500 000 dôngs qu'ils jouent aux cartes.

J'ai repris ma marche. La chaleur qui a relaché son étreinte laisse chacun libre de son corps : pour un vieil homme qui fait de la gymnastique, un adolescent savonne sa moto. Des odeurs de cuisine sortent des grilles ouvertes des rez-de-chaussée. Une femme se lave les cheveux, un père fait défequer son nourrisson. Au fond d'une impasse, je fais demi-tour, dans une cour partagée. Un de ces roquets que l'on voit ici partout aboie à mon approche. Sa jeune maîtresse est absorbée par l'épouillage d'un homme qui pour sa part, contemple un billet de deux dollars récemment acquis : hai pour deux, comme les deux doigts du V de victoire, comme Vietnam : le chiffre de la chance inscrit sur la monnaie des rois. J'entends la vibration douce et longue de la cloche d'un temple. Derrière un cheval multicolore en papier mâché, sous un préau de tôle, quatre vieilles psalmodient des mantras. De l'autre côté, près d'un vendeur de soupe de tripes, un groupe de jeunes garçons se tient devant la bien nommée salle de jeux vidéos CR7. Ils consultent le journal Bóng đá pour savoir qui gagnera la prochaine Coupe du monde puis me posent directement la question.

- Nước B ! Ils ont l'air sceptiques, parier sa moto sur une victoire de la Belgique, c'est un risque.

Dans une allée, deux gargottes se font face : bánh xèo contre quán c. Je délaisse les croustillantes galettes de riz jaunes garnies de crevettes, de soja et de porc, pour jeter mon dévolu sur les coquillages : une assiette de couteaux aux cacahuètes, herbes, sel et poivre, deux huîtres géantes au fromage, et un poisson pimenté en papillote. Je m'attarde un instant sur la limule qui tente de sortir de sa bassine pour y renoncer finalement. Aux toilettes qui servent de douche pour le personnel, j'observe une rangée de brosses à dents coincées dans les parties hautes de la tuyauterie à l'abri des éclaboussures de l'urinoir.

Repu, je reprends ma marche et comme rien ne presse, je me perds encore. Dans une ruelle qui change d'orientation tous les dix mètres, je progresse en J, en V, en Z. La succession des salons-boutiques ouverts suscite en moi l'illusion de parcourir les pièces d'une même maison. Je vois tout et tous me voient. Sur les seuils, on vend des chips, coiffe les cheveux, répare les motos, et dans les salons grands ouverts, on fait commerce de primeurs. Une famille dîne calmement dans l'accueil de son petit hôtel pendant que les voisins boivent à l'excès au son d'une guitare. Plus loin, VTV4 diffuse des soap operas devant un père et une mère assoupis pendant que les enfants font leurs devoirs entre deux cuillerées de bouillie de riz.

Deux hommes jouent au c tướng. Sur l'échiquier, le château du premier est cerné. Gardes et Eléphants veillent encore mais le Canon adverse ne tardera pas à abattre son Roi. J'atteins l'extrémité de la ruelle quand il tire enfin, déchirant mon songe et me livrant de nouveau au vacarme du boulevard.

19 avril 2014

Ce que pourrait en écrire Michel H.

500 000 dôngs

100 000 dôngs

Pour 600 000 dôngs : racheter, après négociation, son passeport volé à un intermédiaire chez qui la malhonnêteté le dispute à la bêtise.

Le 6 juillet 2013 tombait un samedi. C'est à 14h30 que Patrick Chazay descendit de l'avion Air France qui l'avait mené en 12 heures de Paris à Hô-Chi-Minh Ville. Le service à bord avait été assez dégueulasse et il était fatigué. A la sortie de l'aérogare, il lui fallut quelques secondes pour se réhabituer à l'humidité et trouver le chauffeur qui devait l'emmener au Bon Sen Hotel 2.

Dans le taxi, la vision de la rue hystérique et sale lui rappela qu'il voyageait dans un pays de socialisme sauvage, où la dépossession de biens matériels était un risque structurel garanti par une législation floue, où le système bancaire fragile était dans les mains de familles étatiques puissantes.

A l'hôtel, il se doucha, défit ses affaires, prit une bouteille de Vodka Hanoi dans le mini-bar et, allongé sur le lit, parcourut le Guide du Routard. Il se décida pour un programme ballade en centre ville, qui lui permettrait, d'après le guide, de visiter l'essentiel des vestiges de la période coloniale. Puis il chercha l'adresse d'un bar à hôtesses mais ne trouva rien sinon la mention décevante d'une boîte de nuit, l'Apocalypse Now,un peu moins glauque que par le passé mais toujours une proportion de gogo girls, parties à la pêche à l'expat”. Il enfila un bermuda et un tee-shirt Chang Beer acheté en Thaïlande, glissa son argent dans une poche ventrale, puis sortit.

La rue Hai Ba Trung était écrasée de chaleur, balayée par un flux incessant de motos, et rien ne semblait en valoir la peine. Des vendeuses de billet de loterie, de soupes, de cigarettes, des cireurs de chaussures l'interpellaient. Le mois de juillet constituait au Vietnam un pic de fréquentation touristique. En 2010, 5 049 855 touristes étaient passés par Ho-Chi-Minh Ville.

Chien couché

Après quelques minutes de marche dans les rues bruyantes du centre-ville, il lui sembla qu'elles étaient toutes identiques et il entra dans un shopping center sur lequel il lut Saïgon Square 2.  Il progressa dans des allées étroites où il se faisait bousculer, parmi les boutiques miniatures dans lesquelles des vendeuses se vernissaient les ongles des pieds, enfin il s'arrêta devant un magasin de sacs à dos dont la propriétaire vêtue d'un pyjama avait un air de maquerelle, mais il se dit que beaucoup de Vietnamiennes pouvaient produire le même effet. Il détailla un sac qu'il avait auparavant repéré au Vieux Campeur. Fabriqué en macroLite Duratex, de couleur titan anthracite, ce Deuter traveller 70 + 10 était pourvu d'un sac d'appoint amovible, équipé d'une ceinture lombaire ergonomique, d'un cadre en X et de courroies internes de fixation. Ce qui lui plaisait surtout, c'était le système de portage escamotable sur le dos avec Vari Quick, et qui permettait d'en faire alternativement un sac à dos ou une valise. Il fut déçu de constater qu'il s'agissait d'un faux et s'en alla, sans que la vendeuse ne le regarde jamais.

Epuisé par la foule, il monta dans un taxi et lui demanda de rouler vers Go Vap, un arrondissement périphérique dont il avait lu le nom sur une carte, dans l'espoir d'y trouver plus de calme. Une fois parvenu là-bas, le chauffeur se retourna vers lui, et comme Patrick ne savait pas où aller, il lui fit signe de s'arrêter. La nuit était tombée sur cette banlieue sale, couverte de néons dans laquelle les silhouettes indistinctes des motos et l'éblouissement de leurs phares ajoutaient à sa confusion. Il se réfugia au premier étage d'un restaurant. Après un premier quart d'heure calme à manger des arachides fraîches et boire de la bière, un groupe d'hommes rougeauds en tenue de bureau s'installa non loin de lui – leur saleté le plongea dans un effarement à peine atténué par la fatigue. Mangeant goulûment, riant très fort bouche ouverte en projetant autour d'eux des parcelles de nourriture, crachant par terre, se mouchant entre leurs doigts – ils agissaient en tout absolument comme des porcs.

Ce soir là, il se rendit à l'Apocalypse Now. Devant la boîte de nuit, il observait les jeunes femmes vêtues d'espèce de choses destructurées et se sentit confusément trop vieux. Renonçant donc à y passer la soirée, il marcha au hasard de la nuit tiède, entrant machinalement dans une boulangerie. La menu qu'on lui présenta proposait des pâtisseries japonaises. Il en commanda en grand nombre et s'en gava, à la limite du vomissement ; enfin il entra dans un salon de massage et se fit faire une pipe avant de rentrer se coucher. C'était probablement mieux ainsi.

Cigarette

                                                                                                                                       © Công

Phrases et tournures empruntées aux “Particules élémentaires” et à “Plateforme”.

16 avril 2014

Mở miệng

 500 000 dôngs

Pour 500 000 dôngs : une miniature sur toile de Picasso chez un copiste de l'avenue Lê Dun

Où sont ? Montrez-les-nous, ces ancêtres, ces pères

Dont on fait des figures tutélaires ?

Ceux qui, par leurs rapines prospérant,

N'échappent au verdict qu'à force de parents,

Construisant des palais jamais vus dans les livres,

Où malgré les festins, les flots d'or dépensés,

Leurs clients étrangers ne feront plus revivre

Les traits les plus honteux de leur splendeur passée ?

D'ailleurs à qui chez nous dîners, soupers et danses

N'imposent-ils bouche cousue.

Cette tirade de Tchatski qui, dans Du malheur d'avoir de l'esprit, peste l'ordre social de la Russie tsariste, rencontre au Vietnam une belle postérité. Le régime, à l'image de son “grand-frère” chinois, y sait habilement manier la carotte et le bâton, part de ce goût tout confucéen pour l'ordre social dont on finira écoeuré tant il en est ici question. Alors silence, on régale !

C'est Chí Tài, l'ami peintre, qui en fait l'amère expérience, lui qui passe six mois à monter une exposition finalement censurée 30 minutes avant son vernissage pour cause de propos subversif supposé. Remarquable politique d'incitation à l'autocensure de la part de ce comité qui, en charge du musée des Beaux-Arts de Saïgon, expose les meilleurs copistes et hagiographes du pays, réinventant une muséographie socialiste qu'illustre bien cette huile réaliste du chantier de construction de la Bitexco, tour symbole de la ville : grues jaunes sous ciel bleu.

Empêtré dans son fantasme d'indifférenciation, le corps social se méfie aussi d'une littérature qui sent le souffre. Lassés des panégyriques et des romances niaiseuses, des auteurs comme Nguyn Quc Chánh rédigent à partir des années 90 des poèmes retentissants comme ce “Bien-pensants, je vous encule !” :

Les meurtrissures, des milliers de fois, m’ont conduit au coït avec le sable. Ma bite s’est mue, après de longues années d’entraînement, en une superpuissance qui peut faire éclater un bananier âgé de huit mois, exploser une bouteille de bière made in Saigon, crever une noix de coco de Bến Tre, sauter la pagode au Pilier unique de Hanoi et péter la tête de tous les bien-pensants. Forniquer, quel mot magique !”

Cette adresse directe au régime lui vaudra une longue mise au placard précédée d'une critique toute en nuances du journal Tui tr, qui qualifie son oeuvre de “cimetière de l'esprit et du corps […]. L'homme et l'objet […], le vrai et le faux, le bien et le mal, la vertu et la cruauté sont ici mélangés ensemble dans un gueule gluante qui dégoûte.

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                                                                                                                                   © Joséphine

Trop tard, la gueule était une bouche et il en sort des mots nombreux. Le mouvement mở miệng, “ouvrez la bouche” revendique à partir des années 2000 la description anti-esthétique de la réalité, inventant la “poésie-ordure” pour décrire ces villes secouées, sales, immenses et plates, hirsutes, vouées aux papiers gras, le peuple des villes, cette cour des miracles. Les maisons d'édition leur sont fermées ? Ils utilisent la photocopieuse, les sites internet, les textos. Ils élaborent une poésie en langage direct faite de pastiches, de parodies et de “copier-coller”. Leurs références courent à travers continents et époques, de Rabelais à l'érotisme d'Ono No Komachi, de Cervantès à la littérature orale de Pramoedya Ananta Toer.

Voici un poème de Lý Ɖợi :

Oui, je proclame, enthousiaste,

Qu'il n'y a ni poète ni versificateur dans mon coin,

Il n'y a ni poète ni versificateur dans ma section,

Il n'y a ni poète ni versificateur dans mon district,

Il n'y a ni poète ni versificateur dans ma région,

Il n'y a ni poète ni versificateur dans mon pays,

Parce que c'est une terre de poésie,

Parce que c'est un pays de poésie,

Je jure, enthousiaste,

Qu'il n'y a plus ici ni poète ni versificateur

Il ne reste plus ni poète ni versificateur dans mon coeur ou mon esprit,

Il n'y a plus même de coeur ni d'esprit,

Il n'y a plus même le moindre coeur,

Oui, il n'y a plus de moi,

Je l'ai compris.

Ils ont fracturé la serrure mais quelqu'un tient encore la porte fermée. Et Bùi Chát de dire : “quand tu choisis la marge, tu fais le choix d'une liberté absolue […] Rien à battre de la fierté, de la peur ou de la jalousie. Tu suis ta route, comme dans une eau où tu nages jusqu'à l'épuisement. Comme d'autres, il est conseillé par des individus qui lui veulent du bien, surveillé jour et nuit par des hommes en civil au point qu'il demande à ses amis de l'éviter, subit vexations et refus administratifs, est fliqué sur internet, passé à tabac par des inconnus après une soirée, réduit à visiter ses parents clandestinement la nuit, séjourne en prison, est questionné sur ses relations avec l'étranger, est assigné à résidence. Mais contrairement à d'autres, il n'a pas subi de sévices sexuels, n'a pas été condamné à plusieurs dizaines d'années de prison pendant que sa mère se suicidait sous l'effet des pressions policières cherchant à lui faire publiquement répudier son fils, n'a pas été assassiné en prison à coups de baguettes aiguisées par des meurtriers, prisonniers de droit commun à qui l'on promettait des remises de peine. Il a fait un choix galiléen :

Choisir une noble souffrance, chaque jour,

A partager avec le peuple,

Ce peuple,

Choisir une conviction, chaque jour,

Pour paraître sur terre,

Cette terre,

Choisir la mort, chaque jour,

Dans l'oeil du régime,

Pour gagner la liberté.

Petit homme (640x418)

Je suis de retour au musée des Beaux Arts où deux cadres du Parti, un gros et un maigre, contemplent une toile de 1997 représentant un sujet quelconque peint à la manière des pointillistes. C'est manifestement l'oeuvre d'un peintre en retard de 100 ans, comme le fait justement remarquer le gros. Ce à quoi, le maigre répond, citant sans le savoir la pièce de Griboïedov :

- N'empêche, il grimpera, nous aimons tous les gens sans parole.

11 avril 2014

La route de Dalat

200 000 dôngs

200 000 dôngs

Pour 400 000 dôngs : Un aller nocturne pour Kontum en autocar à couchettes avec bouteille d'eau, lingette citronnée et sketchs télévisés.

On prenait la Ford perfect tôt le matin. Le trajet durait toute la journée. C'était la campagne jusqu'à Bien Hoa, puis la jungle. En montant sur les Hauts-Plateaux, on croisait des villages Moï où on offrait de la nourriture aux chefs traditionnels. Mes parents nous disaient de fermer les fenêtres parce qu'il y avait des animaux sauvages...

- Des tigres ?

- Oui, par exemple ! Et ensuite, souvent, nous traversions des nuages de papillons...

Ainsi se présente le souvenir des mots de ma mère qui remontent, comme une bulle gazeuse, du fond de ma mémoire, des mots qui m'ont amené sans hasard vers ce pays littoral où les Hommes vivent compressés dans des plaines d'eau et des deltas promis à la mer, densité élevée qui se réalise en boîtes d'alumettes à usage d'habitation, ces compartiments chinois qu'on voit s'égrener le long des routes, dégradant, morcelant les paysages ruraux. Un pays ereinté par le profit sans lendemain : amères monocultures du café et de l'hévéa épuisant le sol et les sens, construction d'une centrale hydroélectrique au coeur du parc naturel de Cat Tien, et ces pains de sucre sur la plaine de Ha Tiên, collines grignotées par une gourmande entreprise de ciment. Sur la route de Dalat, il n'y a plus que des maisons peuplées d'une humanité regardant filer les bus qui klaxonnent et les aspergent d'eau sale. Il se passe ici quelque chose qui rappelle l'oeuvre animée de Hayao Myazaki : la fin poétique et violente d'un monde, le glas désespéré d'une manière d'habiter la terre.

Papillon (640x360)

Tissée de récits fantastiques et de géographie perdue, cette part de mon enfance est cecouteau planté en travers de la gorge, et alors que, réfugié dans la lumière calme de mon appartement saïgonnais, au hasard d'une lecture, j'accompagne Tianyi, le personnage principal, dans un car qui traverse la campagne hollandaise battue par une pluie, miroir de ma déception, le fantôme de Van Gogh s'adresse à nous :il y a un temps pour tout n'est-ce pas ? Un temps pour la souffrance, un temps pour la joie, un temps pour l'agitation, un temps pour la paix. Par-delà tout, il y a la vie qui s'offre en sa force débordante. Il y a la nuit étoilée d'Arles. Il y a la mer qui rit à travers les maisons basses des Saintes-Maries.” Alors j'enfourche ma moto et roule au hasard de cette ville rude dont il est mal aisé de dire autre chose qu'elle vibre ou qu'elle s'agite. Dans les hautes herbes du marécage de Th Tiêm, devant la skyline du centre-ville, je parcours une poche de brousse humide où nichent les oiseaux, se cachent des temples en cavale et s'animent des tripots clandestins sous le regard de quelques phénix, cerfs-volants du soir qui planent sous de vertigineux cumulonimbus. Quelque chose s'est enfin déplacé, et je peux alors me rappeler le brouillard qui s'étiole sur les cimes noires et hirsutes des montagnes du Hà Giang, découvrant gorges et flancs tissés de hameaux de terre, fendus de hautes cascades et crénelés du vert des rizières. D'autres lieux émergent : je suis celui qui regarde le café s'égoutter au retour des chalutiers sur la jetée d'un village dans la lumière oblique de l'aube. Plus tard, je goûte au clair soleil qui dessine des ombres sur un filet de chantier dont les mailles vertes ondulent, roulent et se rompent en sourires, découvrant le bloc de lignes brisées d'un immeuble, sculpture animée dans le ciel bleu de Vũng Tàu.

Je téléphone à ma mère. Je lui parle de la route de Dalat.

- On a vu la fin d'un monde, me dit-elle.

- Oui, peut-être.

Après cela, je crois que j'ai repris le chemin des Hauts-plateaux et, sur les quelques terrains pentus où les plantations de café n'étendent pas encore leurs feuilles sombres, dans les quelques vallées dont l'amont protège toujours des bois hostiles, j'ai vu de ces papillons qui volent par nuages au sortir des villages.

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8 avril 2014

Du bon usage des shampoings

200 000 dôngs

Pour 200 000 dôngs : un mois d'eau courante enrichie en métaux lourds, fournie par SAWACO.

- Lundi -

A 17h30, Khai sort du travail pour se rendre chez un barbier-coiffeur qui rafraîchit sa coupe de cheveux devant un miroir adossé au mur d'enceinte de l'hôpital Nhi Dông. Une fois terminé, il se rend chez un coiffeur... Mais non ! Il y est déjà allé. Encore une histoire incomréhensible. Et pourtant le voilà qui entre dans un salon de coiffure de la rue Ðinh B Lĩnh. La devanture vitrée de l'échoppe, présente des bandes horizontales fumées qui cachent le visage du personnel et des clients dont les silhouettes apparaissent joliment sur un fond de lumière rose qui baigne le rectangle sombre et clignotant de l'autel des ancêtres. Un papier sur lequel est écrit “cherche jeune femme pour shampoing” est scotché sur la porte. Et c'est donc une jeune femme en courte robe vert pomme, épaules dénudées, qui lui ouvre, sourire aux lèvres.

- Bonjour Grand-frère !

- Bonjour Petite-soeur !

- Pour un shampoing ?

- Oui, c'est ça !

Khai et Minh disparaissent dans l'arrière-boutique sous le regard amusé des quatre autres coiffeuses.

- Mardi -

Nam rentre du travail vers 21h. Sur la route du retour, il traverse le pont Th Nghè, celui qu'on appelle ici avec ironie le “pont de la joie”. Après un premier passage, il fait demi-tour et repasse au ralenti. Assise à l'arrière de la moto conduite par sa maquerelle, la jeune Anh Ðo bombe le torse pour faire ressortir ses seins. Quelques clients cette nuit suffiront à l'achat d'une autre dose d'héroïne. Nam ralentit, négocie au feu rouge avec la Mama San, puis emmène rapidement Anh Ɖào avec lui car il n'a payé que pour une heure.

- Mercredi -

Oanh travaille aux bar Two sisters près de l'hôtel Sheraton. Alors qu'elle envoie un texto à sa fille et consulte machinalement facebook, la porte s'ouvre sur un nguoi ngoai, un étranger. C'est Tony. La patronne lui tend une main joviale et de l'autre tire de derrière le comptoir une bouteille de vodka étiquetée à son nom. Plus rapide que les autres filles, Oanh prend Tony par le bras et l'installe à une table de bar. On parle travail, famille, musique, on danse un peu sur Domino. Au fil des verre que Oanh lui sert, Tony se demande s'il paiera l'amende pour l'emmener “en virée”, mais il commence à bâiller et décide de rentrer se coucher. Oanh qui a perdu sa soirée fait un dernier selfie avec son smartphone. Demain, la boutique où elle travaille en journée ouvre à 8 heures.

- Jeudi -

Dans l'extrême chaleur de la saison sèche qui écrase Saïgon en ce mois de mai 1999, Harvey Keitel se rend dans un nha hang, restaurant sans fenêtres où l'on gare les motos des clients de façon à  dérober les plaques d'immatriculation au regard des curieux. Depuis le hall d'entrée éclairé aux néons verts, il gagne, en compagnie d'autres hommes, un salon à l'étage où un repas leur est servi par des hôtesses en robes synthétiques indigo. Après les fatigues de la table, ils pourront se détendre dans l'une des chambres attenantes au salon, et le cas échéant, prendre une douche en bonne compagnie.

- Vendredi -

Thanh Huong rejoint ses amies dans un karaoké de la rue Lê Th Riêng. 50 ans, divorcée, ayant élevé ses enfants, elle consacre l'essentiel de son temps à une carrière réussie pour la Vietcombank. Aujourd'hui, elle arrive accompagnée de Sinh, musculeux jeune homme qu'elle a rencontré sur internet. Sinh est arrivé il y a six mois à Saïgon pour suivre des études supérieures et paie ses loyers en payant de son corps. Thanh Huong le regarde avec gourmandise et repense à ses années de jeunesse quand elle travaillait dans un billard : aller-retours de la table aux toilettes.

- Samedi -

Kim engage sa Suzuki Hayate sur la bretelle qui joint l'avenue Nguyn Hu Cnh au pont de Saïgon. Au ralenti le long des arbres qui bordent le sinistre plan d'eau, il reluque des silhouettes à la recherche du
désir. Un grand transsexuel en jean taille basse apparaît enfin : c'est lui qu'il emmènera ce soir à l'hôtel Yummy.

- Dimanche -

Liêm fait relâche au foyer avec femme et enfants.

 

Du bon usage des shampoings 1 (640x360)

                                                                                                                                   © Joséphine

 

4 avril 2014

Ordre et désordre

100 000 dôngs

50 000 dôngs

Pour 150 000 dôngs : une copie pirate de l'intégrale de Martin Scorcese, version danoise sous-titrée en chinois

Parmi les nombreux temples angkoriens du Cambodge, on rencontre des pyramides à large base dont les pierres branlantes et noires rendent toute ascension périlleuse. A leur image, le système politique vietnamien a hérité de l'ancien pouvoir mandarinal le conservatisme social du confucianisme qui est, au Vietnam, ce que les libertés individuelles sont au Royame-Uni. Depuis l'usage des baguettes jusqu'à la structure sociale, le Vietnam est une extension méridionale de la culture chinoise qui se rêve comme un corps pyramidal où l'ordre juste bénéfice à tous.

Au rez de chaussée, la famille est régie par le devoir de piété filiale, soumission absolue aux aïeux masculins, morts ou non. La langue traduit cette hiérarchie usant peu de “je” ou de “tu” mais une longue liste de noms relatifs à la position hiérarchique des protagonistes du dialogue : petit-frère, grand-frère, tonton, tata, enfant, grand-mère, etc.

Sur la marche supérieure se tiennent les responsables et mouchards de chaque rue qui guettent et renseignent les nouveaux mandarins des activités et déplacements de chacun. J'en fais l'expérience quand trois amis passent deux semaines chez moi, ce qui en théorie, nécessite un enregistrement auprès de la police. Comme nous ne l'avons pas fait, le propriétaire nous écrit : “nous savons que des hommes viennent nombreux dans cette maison. Préparez vos papiers. La police arrive ” !

Le deuxième principe de la thermodynamique (480x640)

Le sommet est politique. Des élections bien réelles permettent la légitimation du pouvoir des seuls candidats communistes. Il ne s'agit jamais d'exprimer un choix, mais de renforcer l'ordre par adhésion contrainte. Mathilde nous décrit un jour d'élection à Hanoï : “deux heures avant la fermeture des bureaux de vote, les haut-parleurs diffusent les noms des têtes en l'air. Madame Nguyen Thi Ha, habitant rue 36/23 n'est pas venue voter.” ou comment faire de l'opprobe public un outil de contrainte.

L'assemblée nationale qui se réunit une fois par an n'a pas de pouvoir d'initiative législatif. Elle acquiece sous la forme d'un vote, aux propositions du gouvernement. Modernité tout de même : le premier ministre et le président ont délaissé la Cité Impériale de Hué pour des palais d'architecture rococo à Hanoï.

Montesquieu n'aura pas trouvé grâce à leurs yeux car séparer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est inutile dans ce système néo-mandarinal vertueux et éclairé, où les élites mènent la société vers plus de bien-être et ne connaissent pas les affres des conflits d'intérêt. Cette fable ne résiste pas au réel : de puissantes familles enrichies dans le commerce du bois tropical, l'exploitation des mines, plus récemment la spéculation immobilière, bénéficient de leurs connivences avec une administration où s'achètent des postes de rente aux intitulés farfelus : “Service de coopération internationale du travail du Ministère des Invalides de guerre et des Affaires sociales”, “Organe permanent de l'Institut marxiste-léniniste des provinces du Sud”, “Bureau de gestion des échanges de bien culturels avec l'étranger”.

Seule la corruption, pourtant généralisée, notamment parce qu'elle permet aux professions intermédiaires de palier à des revenus insuffisants ou considérés comme tels, apparaît comme insupportable quand, pratiquée par l'élite, elle est rendue publique. La dénonciation de cette corruption est alors un outil efficace pour se débarasser d'un adversaire politique et faire tomber des têtes, au sens propre.

Alors qu'il est entré cette année au Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU, le Vietnam est le deuxième pays d'Asie le plus répressif envers la presse. Auréolé de son combat pour l'indépendance et allié des pays occidentaux face à une Chine toujours plus puissante, il ne fait l'objet d'aucune critique. Ainsi, Lydia Samarbakhsh, responsable communiste française en visite à Hanoï peut échanger avec ses homologues vietnamiens “sur des questions d'intérêt commun, notamment sur l'édification d'une société équitable et démocratique”. Auront-ils égalemment parlé des 40 blogueurs envoyés en prison cette année ?

Chantier et mouvement (480x640)

C'est que depuis l'instauration du Doi Moi, politique d'ouverture économique des années 1980, l'enrichissement général et l'apparition d'une classe moyenne en ont enhardis certains qui se prennent à tenter l'ascencion de la pyramide. Voulu par les dirigeants communistes désireux d'accroître leurs revenus et d'assurer au régime une adhésion populaire par le décollage économique, le Doi Moi, en introduisant une certaine imprévisibilité dans les rapports économiques et plus généralement humains, aura-t-il raison de l'ordre ancien ? Confucius, passé par là 24 siècles avant Sadi Carnot, n'aurait pas aimé son deuxième principe de la thermodynamque selon lequel “le désordre ne peut que croître au cours d'une transformation réelle”.

28 mars 2014

Martine déménage

100 000 dôngs

Pour 100 000 dôngs : une heure à l'hôtel "Yummy".

Cette année, papa a trouvé un travail à Ho Chi Minh-Ville. Martine est un peu triste de quitter ses amis, mais maman lui a promis que Patapouf viendrait avec eux, et puis papa dit qu'il y a des shoppings malls et que le clown Mac Donald's a récemment déménagé là-bas. Papa dit aussi : “Ho Chi Minh City est une ville de business, où prolifèrent les manufactures, une ville dynamique et ouverte aux investisseurs, un lieu où fleurissent les affaires.” Martine ne comprend pas mais elle a hâte d'y être.

Saîgon en changement (2) (640x480)

                                                                                                      © Joséphine

Martine à l'école

Martine va à l'école vietnamienne. Le jour de la rentrée, la maîtresse l'installe tout au fond de la classe. Martine est bonne élève mais le vietnamien est difficile. Elle demande à la maîtresse d'être au premier rang et la maîtresse lui dit “oui, oui !” mais ne fait rien. De retour chez elle, Martine pleure et raconte tout à maman. Le lendemain, après le petit-déjeuner, maman fourre une poignée de billets verts dans une enveloppe et va voir la maîtresse. Martine est heureuse. Elle se trouve maintenant au premier rang et la maîtresse s'occupe bien d'elle. Le soir, papa rigole beaucoup en lisant un article du Courrier du Vietnam où il est écrit que “ le Vietnam a bien achevé ses projets relatifs à l'éducation et à la formation, et est même un exemple en la matière pour de nombreux pays”.

 

Grand-maman est malade

Grand-maman est venue voir Martine au Vietnam mais après quelques jours, elle a de la fièvre et ne sort plus de son lit. Maman n'est pas là et papa est très occupé alors Martine l'emmène à l'hôpital. Le Docteur est très gentil avec Grand-maman : il sourit, ne répond jamais aux questions et les renvoie dans la salle d'attente. Martine attend toute la nuit avec Grand-maman au milieu des malades. Elle a très peur. Une dame est très en colère contre un Docteur : “vous m'avez renvoyé chez moi en me prescrivant de boire beaucoup d'eau et de prendre de l'ibuprofène pour une angine. Je suis restée couchée une semaine avec de la fièvre avant qu'un ami musicien ne me dise que j'avais les symptômes de la dengue et que l'ibuprofène pouvait provoquer une hémorragie alors je suis allée dans une clinique et ils m'ont confirmé une dengue ! Vous êtes incompétent ! ” Grand-maman a l'air un peu inquiète alors Martine lui fait un câlin. Mais voilà que papa arrive et confie une petite enveloppe rouge au Docteur. Martine est doublement contente : Grand-maman est sauvée et le rouge est sa couleur préférée.

Assiette et pièces (480x640)

Martine, hôtesse de l'air

Martine veut devenir hôtesse de l'air chez Vietnam Airlines. Elle confie son projet à papa qui lui achète un cochon de porcelaine, et met un billet dedans tous les jours. Quand elle sera grande, elle cassera sa tirelire et ira voir le Directeur de Vietnam Airlines pour lui remettre des billets bleus. Ensuite, elle pourra rendre l'argent à papa en achetant des parfums, de la maroquinerie de luxe et de l'alcool en duty free pour les revendre au Vietnam. Papa reste pensif puis il dit : “pour l'héro, on verra plus tard !”

 

Martine " nique la justice 3 fois XXX ” !

Aujourd'hui maman prend sa voiture et renverse un monsieur. Le monsieur meurt et maman est très embêtée. Beaucoup de gens crient et la police arrive. Maman donne des billets verts aux policiers. Ils sont contents mais il faut quand même aller au commissariat. La femme du monsieur pleure beaucoup, alors Martine pleure aussi. Maman invite les policiers à dîner, puis elle invite la femme du monsieur qui pleure toujours, puis elle invite un juge à dîner. Martine connaît maintenant toutes les couleurs des billets et finalement, maman n'ira pas en prison. Quand tout est terminé, maman dit qu'on va rentrer en France parce qu'on n'a plus d'argent. Martine voudrait bien casser sa tirelire mais papa dit que ce n'est pas la peine.

 

Patapouf et oncle Hô.

Dans l'avion, Martine est un peu triste car Patapouf a disparu la semaine dernière. Elle se console en regardant un épisode de Dora l'exploratrice pendant que maman écrit sur un carnet des mots que Martine ne comprend pas : “ l'antiène bien connue des révolutionnaires communistes du siècle dernier était ainsi énoncée : le peuple a besoin de ne pas mourrir au travail, de se soigner et d'éduquer ses enfants avant d'avoir besoin de libertés indivivuelles. Au Vietnam, rien de cela ni du libéralisme vanté par papa n'existe vraiment. On ne fait qu'y distribuer des prébendes.”

Maison dans la rue (640x480) 

                                                                                   © Joséphine

25 mars 2014

Mauvais genre

 

50 000 dôngs

20 000 dôngs

5 000 dôngs

 

Pour 75 000 dôngs : la troisième chambre à air de la semaine.

 

Fleur et pistil

                                                                                                         © Anoush

Il y a au Vietnam, de bons plaisirs dont je ne sais comment parler car ce n'est pas mon genre. Ces trois soeurs, accroupies autour d'un poulet qu'elles plument, plaisantant au souvenir de palpations plus intimes, ces deux hommes qui se tiennent paisiblement la main dans la rue, ce prêtre qui sort d'une église pour dialoguer avec les marcheurs de la Gay Pride, et ce quatrain désirant connu de tous :

Mon corps est comme le fruit du jacquier sur l'arbre,

Son écorce est rugueuse, sa pulpe épaisse,

Si vous l'aimez, Seigneur, plantez-y votre coin,

Ne le palpez pas : son jus vous collerait aux doigts.

Deux cents ans ont passé mais le plaisir perdure, et l'ardeur de la poétesse Hồ Xuân Hương connaît quelque suave postérité dans les vers aquatiques de la jeune Vi Thùy Linh :

Sur ma plante de pied, tu poses tendrement ta langue,

Et tout l’univers devient liquide.

21 mars 2014

Đi lang thang

 50 000 dôngs

Pour 50 000 dôngs : un kilo de mangoustans, roi des fruits, au marché Thi Nghe.

Au Vietnam, l'errance est une vertu exaltée par les baladins costumés d'autrefois. Elle fait partie du corpus des figures poétiques traditionnelles avec le pont, les nuages, la montagne. Le plus souvent nocturne, l'errance est une mise en espace de la déception amoureuse. Elle est encore louée dans les chansons des variétistes peroxydés d'aujourd'hui, mais son temps a-t-il passé avec la disparition nationale des jambes ? Car c'est un fait observable un peu partout : une majorité des habitants de ce pays ne se rappelle pas de l'usage qu'il convient de faire d'une paire de jambes. Ici, la coutume consiste à déposer la partie basse du corps sur des cale-pieds et à mettre le contact : téléphoner à moto, manger à moto, dormir à moto, transporter une grappe de bonbonnes de 20 litres d'eau à moto, faire des acrobaties à moto, se coiffer à moto, rentrer le bétail à moto, la liste des usages possibles est infinie.

Au salon, Tuyêt dit que les étrangers aiment se faire masser les pieds.

- Pourquoi ?

- Parce qu'ils marchent beaucoup.

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Pour rentrer chez moi, je marche car ma maison n'est pas loin. “You, you!” le taxi m'appelle, je refuse. Il ne comprend pas. “Anh đi bộ”, "je marche" phrase mille fois répétée. Mais l'avis répandu ici est que ne marchent que ceux qui n'ont pas les moyens de faire autrement, catégorie à laquelle je ne peux pas appartenir. Il insiste encore, alors j'utilise une boutade qu'on m'a appris : “Anh đi lang thang”, j'erre.

Ville de motos, de voitures, de camions, où banalement, le plus lourd avale le plus léger, le corps humain est, à Saïgon, un véhicule comme un autre, jamais à l'abri d'un choc. Marcher ici, c'est se tenir sur le qui-vive, intranquille, et faire un sort à la flânerie. Les grands axes sont impraticables, chaussée parcourue de meutes de motos, trottoirs transformés en course d'obstacle, congestionnés d'étales, de véhicules, de trous d'eau et de gravats. Parés de lignes de bidonvilles ou d'emprises industrielles, l'accès, si apaisant pourtant, aux rives des arroyos et des canaux est impossible dans la plupart des cas malgré de récents efforts. Cette furie se déverse jusque dans l'âme de la ville vietnamienne, les fascinants khu phô, amas labyrinthiques de maisons enserrant des ruelles et des impasses. La métastase a gagné tout le corps urbain.

L'image d'un Nanni Moretti divagant aimablement le long des rues dorées et calmes de Rome dans son Journal intime a popularisé un certain usage ondulatoire du deux-roues, et comme beaucoup, j'aime encore parfois me perdre en zigzags aux interstices du jour, mais je sais aussi que la moto, qui engendre l'inaction du corps et l'accroissement de la vitesse, est, en émotions, une source moins riche que la marche. En l'enfourchant, je renonce temporairement à l'usage de mon corps auquel je greffe un prolongement motorisé, complétant ainsi sa prothétisation. Je ne connais plus les lentes divagations de la marche, la décantation, l'association fertile des idées, le cisaillement des pensées par mes jambes, le dialogue du corps et de l'espace. A Saïgon, j'ai perdu la rue des Pas perdus de Breton, “capable de livrer à ma vie ses surprenants détours, la rue avec ses inquiétudes et ses regards” où“ je prenais comme nul part ailleurs, le vent de l'éventuel”. Tout un trésor englouti sous la ferraille. Mais entre le crépuscule et l'aurore, parmi les marcheurs en pyjama qui attribuent un objet sportif à la discipline, de jeunes couples errent encore à travers la ville. Alors me revient cette ancienne chanson :

Comme je t'aime, je te donne mon chapeau,

Puis à mon père et ma mère je mentirai,

En traversant le petit pont, le vent l'a emporté,

Sur le pont, ils s'enlacent donc, et le vent, à défaut d'emporter un chapeau conique, fait osciller les casques, suspendus aux poignées d'une jolie Kawasaki max bleue ou rose, c'est selon. calée sur la béquille centrale pour mieux servir de banc.

17 mars 2014

Xin chao Viêt Nam

20 000 dôngs

20 000 dôngs

Pour 40 000 dôngs : déjeuner de bureau, rue Lê Quy Ɖôn. Au menu,  riz, soupe de concombre amer, et porc au caramel.

“De la musique avant toute chose”, et un billet sur cette rengaine qui m'habite depuis que je baigne dans l'eau de la rivière Saïgon. Marc Lavoine savait-il qu'en confiant cette romance à "l'écrin d'innocence" qu'est la voix de Pham Quynh Anh, il complairait si pleinement au sentiment national vietnamien, remplissant encore utilement quelques objectifs subalternes ?

Et d'abord en évoquant ce “vieil empire”, nom emphatique affublé d'un honoris causa souvent attribué par souci d'exotisme aux pays d'Extrême-Orient. On entre plus avant dans le sujet avec l'évocation du film de Coppola, des hélicoptères en colère. En voilà une bonne soupe ! A Saïgon, la réclame touristique invite chacun à se rendre au musée des vestiges de la guerre pour y rendre son dernier repas, à acheter des contrefaçons de plaques de militaires américains disparus au combat, à visiter les salons dorés de la présidence de l'Ancien Régime corrompu (sans rire), à s'éclater sur un tube de J-Lo dans une boîte subtilement baptisée “Apocalypse now”, ou encore à se tortiller comme de vrais résistants dans les boyaux souterrains d'un parc d'attraction construit sur un ancien champs de bataille, pour, final triomphant, tirer au fusil-mitrailleur sur une cible en forme de chèvre. Euh, oui, de chèvre ! Emporté par le souffle de l'histoire, il s'en est fallu de peu pour que je ne passe à tabac le premier vietnamien vêtu d'un tee-shirt US army que je croisais un matin. Rapidement cependant, ils furent trop nombreux.

Mais il n'est pas de poème sur la mémoire, et c'en est un, sans évocation de l'”âme”. Il y a peu encore, je ne savais pas assez que ce mot prenait pour synonyme “authenticité”, une forme d'essentialisme qui devrait surprendre dans la bouche des jeunes en sac à dos que l'on croise en grand nombre en Asie du sud-est. Combien de voyageurs préfèreront le Laos à la Thaïlande au prétexte de l'authenticité supérieure de ses coutumes ? Parler du PIB, c'est moins hemingwayien. Mais que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre, oh Denis Brogniart !

Et voilà que j'atteins le coeur de l'ouvrage : “Les marchés flottants et les sampans de bois […] Les temples et les Bouddhas de pierre pour mes pères, [...] Dans la prière, dans la lumière, revoir mes frères ”. Cette laque bien nette percute frontalement la réalité qui lui roule dessus en Honda 100cc. S'agit-il des klaxons de 40 millions de motos, du concert de moteurs pétaradants des barques, sampans pour les spécialistes, qui déchirent la nuit du fleuve plutôt qu'elles n'y glissent, sur le chemin des marchés flottants ?

Ici, les bouddhas sont de ciment et les pagodes de briques, à l'image dumillénaire” temple de la littérature, restauré au parpaing et climatisé. Le mysticisme du pays trouve une belle expression sur le chantier d'une pagode gratte-ciel situé en rase campagne près de Ninh Binh et dont l'objectif affiché est d'entrer au guinness book au titre de la pagode possédant le plus long couloir au monde. Qui viendra y prier ? les bonzes équilibristes affiliés au Parti ? Les bigotes erratiques croisées aux détours des rues ? Les jeunes hordes de photographes smartphone, doigts en V ?

Et puis, sans prévenir, le texte touche la réalité avec ces“ femmes courbées dans les rizières pour mes mères” ou comme l'écrit Kim Thuy, dans son aimable Ru : toutes ces femmes qui ont porté le Vietnam sur leur dos [et qui] ne pouvaient plus redresser leur échine arquée, ployée sous le poids de leur tristesse.” Poncif lacrimal certes, mais qui illustre une domination masculine très réelle.

Et enfin, c'est la sortie de route. “Toucher mon arbre, mes racines, ma terre”, c'est sur cette ultime flatterie à l'esprit racialiste vietnamien que la romance finira bientôt, auprès de son arbre donc, mais loin de celui Brassens “dont on fait n'importe quoi, sauf naturellement les flûtes”.

Hymne national et dépliant touristique, Bonjour Vietnam est le véritable couteau suisse du régime ploutocratique vietnamien. Mais faut pas être bégueule, hein ! J'ai, moi aussi, écouté en boucle ce petit tire-larme exotique, jetant un oeil envieux sur le montage de cartes postales qui lui tient lieu de clip. Et c'était doux à mon coeur.

1000 dong sur un toit (640x480)

 

14 mars 2014

Allocation de l'espace linéaire et syndrome de Bombay

20 000 dôngs

10 000 dôngs - Copie

Pour 30 000 dôngs : une pinte amère du brauhaus tchèque de la rue Nguyen Thi Minh Khai.

Il est 4 heures 30 minutes du matin sur la Nationale 61 quand le bus s'arrête pour que les passagers puissent manger un ph dans un hangar éclairé au néon et profiter de l'urinoir collectif. Derrière le comptoir, de longues étagères présentant des sachets de viande séchée, occupent une surface de 40m2, invitation frontale à un gargantuesque petit-déjeuner carné.

 

Afin de remplir le contrat passé avec le restaurateur lui ouvrant droit à une soupe gratuite accompagnée d'un épais café, le conducteur chasse les tenants d'un sommeil prolongé vers l'extérieur du bus en lançant une vidéo de zumba à plein volume. Je m'attable et commande un bol de soupe h tiếu. La nuit qui s'achève pousse l'air humide de la mangrove sous le hangar. Un improbable occidental s'asseoit à ma table, gros monsieur en blazer beige, colonne tassée. Il m'interpelle familièrement en anglais.

- Quelles boutiques tu vois en face ?

Un néon blanchit la taule criarde et les parpaings d'un restaurant de riz brisé, serré entre un garage moto et un barbier-coiffeur ouvrant boutique.

essai carto Fritz (640x480)

                                                                                                                                                                                 © Joséphine

- Tu vois un resto, un garage et un coiffeur ?

J'acquiesce. Le type bondit comme un ressort compressé et se précipite pour s'asseoir à mes côtés.

- Je m'appelle Fritz, j'ai pas mal voyagé et j'ai découvert... ça, ça, ça !

Sur l'écran d'une tablette numérique, il me montre une sorte de pelote multicolore faite de lignes courbes entremêlées.

- ' Suis cartographe moi ! Arrivé au Vietnam par hasard. Et alors, Boum ! Me suis rendu à l'évidence !

Je profite de cette pause oratoire pour me présenter.

- Salut ! moi c'est Thomas !

- Mmh… Un nouveau paysage ! Un paysage culturel d'un nouveau type ! Depuis que t'as quitté Saïgon, t'as vu quoi ?

- J'ai dormi, mais d'expérience, je dirais qu'y a pas trop de paysage. Plutôt des façades étroites et dégueulasses.

- Parfait ! Dit-il en criant. Exactement ça ! Enfin presque. Tu te trompes sur deux points. Pas trop ça donc ! Bon, la définition du mot paysage d'abord : c'est une “étendue spatiale, naturelle ou transformée par l'homme, qui présente une certaine identité visuelle ou fonctionnelle”. Donc, c'est bien un paysage, tu me suis ? Oui, c'est mon truc, hein, le paysage. Enfin bon ! Bref ! Et puis t'oublies les commerces. T'as oublié l'essentiel : les commerces.

Malgré la frâicheur, Fritz est en nage.

- De part en part, ce pays est parcouru de lignes de commerces. Comment représenter cet environnement ? J'ai pensé faire comme sur les cartes Michelin, des traits verts, tu vois ? Mais ma passion, c'est le 1/25 000ème, tu comprends ? J'aime la précision, Le 1/25, c'est de l'orfèverie ! Bref ! Alors j'ai relevé les activités commerciales. J'ai laissé tombé le relief et la profondeur parce que y en a plus ! C'est fini ça, merde ! Il faut vraiment comprendre ce truc, cette révolution ! Des milliers de kilomètres de boutiques, point barre ! On s'en fout des formes. Eux s'en foutent : ici tout fait 3 mètres sur 10. Bref ! Ca m'a donné ça, dit-il, replongeant soudainement dans la contemplation silencieuse de sa fascinante pelote multicolore en apesanteur dans le ciel noir de l'écran.

- T'en as relevé combien ?

- … hein ? Ah oui. Plus de deux millions. Je vais vers le sud alors je touche au but. On est à 35 kilomètres de Cà Mau, la fin de ce monde ! J'y serai dans 3 mois. Après, je présenterai mon travail, et Nature pourra titrer “l'esprit du commerce habite ce pays”. Les vietnamiens ont étendus la notion d'espace de chalandise aux routes, c'est à dire à l'ensemble du monde utile. Derrière, il ne reste que des rizières dont tout le monde se balance. Ils ont marchandisé le territoire ! C'est énorme ! ENORME ! Mon travail constitue une preuve irréfutable de la validité de la théorie de l'anthropocène ! Bref ! Et puis il faut protéger ce patrimoine parce que si par exemple, on laisse des autoroutes se développer, alors, c'est le retour au buccolique. Pshit ! Fin du modèle ! Exode vers les villes et tout le bazar ! Bref ! Il faut aussi les aider à le perfectionner ; remplir utilement les vides et lutter contre l'habitat qui représentent un manque à gagner. Avec l'outil que j'ai développé, on pourra améliorer la répartition des commerces.

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                                                                                                           © Joséphine

Fritz se lève et s'éloigne tout en poursuivant son monologue, à grand renfort de gestes saccadés.

- Ce que tu vois c'est un algorithme qui définit la suite finie, séquentielle, de règles que l’on appliquera au nombre fini de données “coiffeur, restaurant, garage”, permettant de résoudre les problèmes liés aux performances de vente...

Assommé, empêtré dans cette pelote de mots, je fixe mon bol de soupe fumante dans lequel un moucheron brasse frénétiquement le bouillon en direction d'une lamelle de viande qui surnage, retardant l'inéluctable. Derrière moi, je ne vois pas la silhouette du géographe disparaître dans l'ombre dense qui précède d'un rien le petit matin brutal des Tropiques.

9 mars 2014

Vidéo 2 : Ho-Chi-Minh Ville. Plein gaz et pagodes.

Vidéo cascade en préface et tribut au portrait bousculé, "moto-guidonnant. Guidonné" de Saïgon par Robin Mercier.

9 mars 2014

Mangrove

20 000 dôngs

Pour 20 000 dôngs : riz brisé et concombre amer farci, sur le trottoir de la rue Nguyên Du.

En vietnamien, pays se dit eau.

Conduire à Saïgon et voir son épinal, le sampan.

Les bras d'eau de la ville, d'aval en amont, déplacent les noirs excréments de cette multitude au rythme des marées de la mer proche.

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                                                                                                                                    © Joséphine

Sous les feuilles séchées de son chapeau conique, le passé regarde, depuis la mangrove, les conducteurs tourner autour du fleuve, tourner le dos au fleuve.

Au-dessus de l'arroyo malsain, les bâtissseurs coulent un bitume défoncé déjà, à la surface duquel viennent nager les motos, glisser les motos, gicler les motos, par poignées, paquets, hordes, sauvages.

Un fleuve, une rivière, deux larges arroyos, 100 canaux remplis de boues humaines que la lune déverse en lourdes nappes sous les roues des objets motorisés.

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                                                                                                                                    © Joséphine

Le camion pressé trempe ses pneus rapiécés dans ce Vietnam, et asperge d'odorants immondices les corps des motards dénudés par la chaleur.

Partout, l'eau trouble affleure comme la conscience intranquille de ce déni de géographie.

Le sampan est de béton, et les bateliers s'agitent dans la fureur des klaxons, noyés déjà.

5 mars 2014

Une mémoire pour l'oubli

10 000 dôngs

5 000 dôngs

 Pour 15 000 dôngs : au petit jour, une chaude brioche à la vapeur du carrefour Hàng Xanh.

 

En 1859, un corps expéditionnaire français prend le port de Saïgon.

En 1962, Rose quitte le Vietnam, pour toujours. Tard dans sa vie, elle me fait le récit de ces années et conclut ainsi : “en quittant le Vietnam, la France a abandonné ses enfants”. 10 ans plus tard, je suis à Saïgon, ayant pris ce chemin à rebours avec quelques fantômes et cette question lue dans l'Aventure ambigüe, que la Grande Royale, tante de Samba Diallo, lui confie avant son départ pour la France : comment peut-on vaincre sans avoir raison ?

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Au cours d'un dîner médiocre et cher, devant un service international de frites, de tacos et de nems, Patrick, conférencier goguenard en management d'entreprises, disserte, entre autres, sur les aspects positifs de la colonisation française au Vietnam. Citant trains, routes, plans d'urbanisme et autres améliorations sanitaires, il conclut par une phrase sans appel : “De toute façon, si la France ne l'avait pas fait, ça aurait été un autre pays !” Ses amis acquiescent à l'expression d'un darwinisme social oublieux de l'entraide animale de Kropotkine, à ce prétendu esprit de réalisme entrepreneurial qui méconnaît les combats anticoloniaux d'économistes libéraux comme Bastiat.

Aurélie n'est pas du même avis que Patrick. Dans une rue de Danang, devant des lamelles de calmar séché et grillé, je bois en sa compagnie, une bière aqueuse, accoudé au plastique rouge d'une table. Elle travaille pour une association qui vise au renforcement économique des montagnards pauvres. Avec l'addition vient l'esclandre : la patronne demande le double du prix naturel du céphalopode. Je m'énerve, Aurélie reste calme et insiste pour payer. Elle estime que l'Occident, dont la France, porte une part de responsabilité de la pauvreté actuelle du pays. Elle trouve donc naturel qu'un être humain pauvre voie en elle une source de richesse et tente d'en profiter, ne protestant pas quand un vietnamien l'arnaque ostensiblement, assumant la responsabilité d'un passé sur lequel elle ne pouvait agir, rejouant pour combien de temps encore, “le sanglot de l'homme blanc”. Pourtant, chez mon photocopieur, à côté d'une statue de la Vierge, on trouve des posters de “Fank Zibézi” et de “Tièhi Henzi”. Une rumeur gonflée d'orgueil raconte que Brad Pitt et Angelina Joli ont acheté un appartement dans la tour de luxe de Diamond Island. Les jeunes saïgonnais rêvent de boire un café dans le Starbuck de la rue Pasteur et de se bécoter sur le pont Calmette, les vieux de se soigner à la clinique Columbia de la rue Alexandre de Rhodes. Des colonnes de touristes vietnamiens posent devant Notre-Dame, en briques de Marseille ou de Toulouse, personne ne sait plus trop, puis envoient des cartes postales depuis la Poste centrale construite par Gustave Eiffel. Des chaînes de boulangerie et de fast food fleurissent partout : Tous les Jours, Carl's Junior, Paris Baguette, Mac Donald's. A Saïgon, être américain ou français attire la sympathie. Cela ne devrait surprendre personne mais qui se souvient que le Vietnam du Sud est un pays qui a perdu la guerre en 1975 ?

Psycho, crâne et bible (640x480)

Un cafetier de la rue Trân Cao Vân me demande :

  • Petit-frère, tu es de quel pays ?

  • France.

  • Ici, il y a beaucoup de français. Tu connais la chanson “Donna, Donna ?”

  • Oui, c'est Dalida !

  • Non ! Claude François. 1964 !

Comment peut-on vaincre sans avoir raison ? Je n'avais pas répondu à cette question qu'elle s'était évanouie, n'exigeant plus rien de moi. Je vais retourner voir Rose, écouter ses récits de maison perdue et d'enfants abandonnés, mais je n'hérite ni de la culpabilité, ni du mépris. Je me suis longtemps souvenu, je vais maintenant oublier.

 

Titre emprunté au roman de Mahmoud Darwich

27 février 2014

Tire ta langue

10 000 dôngs

Pour 10 000 dôngs : une chopine de “ba ba” et son glaçon iceberg.

 - You, miste' ! Buy fo' meeeeee !!!!!

La voix douce et plaintive de la vendeuse ambulante traverse la nuit. Il est 20h sur le canal Thi Nghe. D'étroites maisons bordent les berges couvertes de pelouse. Une camionnette roule au pas. La tiédeur de la nuit a fait sortir les promeneurs. La vendeuse, debout devant une table de l'auberge n°16 où sont assis Karim et Mathieu, tient à la main un tee-shirt sur lequel ils pourraient lire, s'ils y prêtaient attention : Same same but different.

- On va prendre un drink après ?

- Non. Aujourd'hui j'ai fait un shooting au warehouse ! J'suis mort. Fallait gérer les handymen. Demande plutôt la bill. Je rentre !

La vendeuse s'éloigne. Mathieu se tourne vers les serveurs en pleine discussion. Le vieux Luân raconte à Triêt et Ha, une énième histoire de pari perdu.

Em ơi !

- Triêt s'avance précipitamment vers la table n°9.

- You, money ?

- Tin tiền !

- You, money ? reprend le serveur.

- Anh nói tiếng việt ! Em xin tin tiền ! Hiểu không ?

- Ok ! Ok ! Rồi ! Way a minu' !

- Quoi ? Em nói gì? Qu'est-ce que tu dis ?

- Way a minu' !

- Mais qu'est-ce qu'il dit ?

- Il te dit d'attendre une minute ! C'est du vinglish !

- Aaaaah !

- Ok! Ok! Ok! Ok ! Rồi, répète le serveur, avant de se tourner vers Karim, Iz very delicious ! Yes ?

- Yes !

- Whats iiii you name ?

- My name is Karim.

- Ok! Ok! Ok! Rồi! Kalim Bezema !!! Same same !

A quelques mètres de là, le vieux Luân se perd encore en conjectures sur les raisons de sa déveine quand les appels répétés d'un jeune indien en polo bleu interrompent une nouvelle fois son monologue. Depuis sa moto, Lakhshmana s'adresse à lui en vietnamien :

- Gros-frire, ji charse une pokon pou moto.

- Quoi ?... Un garage ?

- Nong ! Ji... cherche... une pakon.... pour moto.

- … Oh ! j'comprends rien, moi. Je m'casse ! lâche Luân, sans se défaire de son sourire. Mais comme il s'apprête à partir, Ha le rejoint.

- Qu'est-ce que tu veux ? Demande-t-elle à l'étranger.

- Ji cherche... un pakong ! Répond ce dernier en s'énervant.

- Je pense qu'il cherche un nettoyeur de motos. Regarde comme la sienne est sale ! Tu cherches un nettoyeur de motos ? C'est ça ?

- Nong ! Nang ! Nong ! Je cherche un parkong pour moto !

- Ahhhhhhhhhhh ! Un parking pour motos !!!!

- Oui !

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                                                                                                      © Joséphine

- C'est facile ! Tu fais 200 mètres par là, sur la droite.

- Merki, Grosse-soeur !

- Lakhsmana file vers son parking, laissant les deux serveurs se tordre de rire.

Pendant ce temps, Triêt, lui, file vers la cuisine, emportant les restes d'un sauté de liserons d'eau à l'ail, quand il bouscule deux tchèques qui tardent à choisir une table. Après s'être excusé, il désigne une table libre et leur lance cordialement :

- Plea ! Stand up !

Le couple reste interdit, personne ne bouge, un rat passe. D'une table voisine, leur parvient le son d'une voix qui répète lentement ces trois syllabes, “MA RO JNI ”. Mais bientôt, le temps suspendu reprend son cours, ébranlé par le cri aigu de la patronne rappelant son serveur en cuisine. Les étrangers s'asseoient pendant que Triêt s'éloigne une nouvelle fois au pas de course, croisant Luân qui, addition en main et claquettes aux pieds, se rend à la table n°6 où Clémence trempe un dernier roulé de boeuf à la feuille de lốt dans une épaisse sauce brune et sucrée :

- Nity I

Clémence s'acquitte de 98 000 dôngs et se lève quand un taxi-moto la hèle.

- You ! You !

- Tu peux pas m'appeler “you” répond-elle en vietnamien. Faut dire “please” ou “miss!” En anglais, c'est grossier d'appeler comme ça.

- Soly ! Soly ! Sorry ! Plea', miss !

- Je vais rue Pasteur !

- ...

- Dường Pasteur !

Le taxi la fixe d'un air de gêne, muet, puis, sourire aux lèvres, détourne son regard vers un point indéterminé, quelque part sur sa droite. Non loin de là, une voix répète encore et toujours “MAAAA ROOOO JNI”. Suivant cet exemple, Clémence articule à son tour.

- DÙÙÙÙỜỜỜỜỜNG PAAAA STEUUUR !

Le taxi-moto semble prêt à renoncer quand elle saisit son smartphone sur l'écran duquel apparaît bientôt une carte de la ville. Le visage du taxi-moto s'éclaire.

- Rồi ! Rồi ! Rồi , dường Páteu !

“MAAAAAA ROOOOOO JNI”. Table n°11, devant les restes de son bò né, solide pierrade de boeuf et d'oeuf au plat cuit au beurre noir, une quinquagénaire russe voudrait rafraîchir son palais d'un cornet de glace mais ne parvient pas à se faire comprendre de Ha. Très déterminée, elle articule depuis plusieurs minutes déjà le mot “marojni” aussi clairement, lui semble-t-il, qu'un pédagogue averti le ferait : sans résultat. De guerre lasse, incomprise, embourbée dans le marécage de la parole glissante, elle se souvient soudainement de son corps et, d'un geste souverain, joint ses index, puis les sépare, traçant avec lenteur et précision les trois côtés un triangle imaginaire sous le regard dubitatif de la serveuse.

Ô Babel !

Babel ơi !

23 février 2014

La ballade des gens qui sont nés quelque part

5 000 dôngs

Pour 5000 dôngs : un bánh mì không ou “ pain sans rien”

Il arrive souvent qu'un inconnu croisé au hasard de la rue, reconnaissant à mes traits les critères qui satisfont à la définition du người ngoài, c'est à dire de l'étranger, me lance un joyeux : “do you like Vietnam ?” Le caractère réthorique de la question ne m'apparut qu'à force de répétition, quand, formulant une réponse nuancée par l'expérience, je réalisais que mon interlocuteur ne m'écoutait déjà plus. Depuis lors, je me suis résigné à pronnoncer quelque banalité emphatique de la famille d'awesome pour complaire à cette affirmation drapée de forme interrogative. Plus tard, grâce à Luân et quelques autres, je découvrais l'origine de ce malentendu : le sentiment de “fierté vietnamienne”, la vinapride.

Nam nous accompagne à Châu Dôc où vit une petite communauté cham. En promenade à vélo dans l'un de ces villages musulmans, il se demande pourquoi “ces gens” sont venus s'installer au Vietnam ? Il pense que les sarongs et les voiles fleuris ne sont pas vietnamiens, et remarque que les terres agricoles aux abords du village sont peu mises en valeur. Il ne sait pas que les chams, tisserands et commerçants, sont arrivés au XVIIe siècle, c'est à dire avant les kinh avec qui ils vivent depuis en relative bonne entente : à ses yeux, ils ne sont pas “nationaux”. Fruit d'une certaine éducation, Nam aura certainement visité le musée d'histoire nationale du Vietnam de Saïgon où les antiques tambours de bronze Dông sơn, plus vieux que le pays lui-même, sont accompagnés d'une carte permettant de localiser leur site d'origine, et sur laquelle figurent de manière grossièrement anachronique les frontières actuelles d'un Vietnam peint en rouge au milieu duquel figure en bonne place une étoile à 5 branches.

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                                                                                              © Joséphine

Vân, à qui je raconte mon histoire d'ascendance vietnamienne, me demande si je porte un nom de famille du cru. Non ! Elle en conclut que je ne suis pas ce que je n'avais pas prétendu être : un vietnamien. Impossible alors, comme le dit Jake, “d'entrer dans le club”, de devenir vietnamien ou de l'être en même temps que les autres éléments qui fondent son identité. A bout de nerfs après 4 ans passés à Saïgon, Jake moque la vacuité de ce narcissisme national en détaillant la mode marketing qui consiste à accoler le préfixe vina, synonyme de viêt, à tout et surtout n'importe quoi. Chacun peut :

  • partir en vacances aux vinpearls,

  • faire ses courses au vincom center,

  • manger de la vinaseafood,

  • boire du vinamilk, du vinacafe ou du vinasoy,

  • communiquer grâce à vinaphone,

  • obtenir un vinadeal bancaire pour se loger grâce à vinahouse,

  • et pouvoir enfin garer sa première vinaxuki dans son garage.

  • Tous ? Non, pas exactement. N'importe qui ne peut pas débarquer en déclarant : ich bin ein Saigoner ! Et la vinapride, synthèse floue de cet inventaire à la Prévert de l'identité, n'est revendiquable que par héritage exclusif du sol et du sang, non mélangé, merci !

C'est encore de sang dont Patrick me parle. La quarantaine rayonnante, une gueule sympathique, le sourire engageant, la langue déliée, Patrick, lui-aussi, est né quelque part, quelque part entre la Mayenne et l'Orne. Au cours d'une conversation, nous sommes en désaccord sur la définition de l'héritage génétique qui, selon lui et de récentes études scientifiques qu'il ne sait pas citer, inclut les tendances criminelles. Je reste sceptique mais n'ai rien d'autre à présenter que des convictions fondées sur l'empire de mon expérience. Patrick m'adresse un large sourire, se cale dans sa chaise et reprend un nem à la mayonnaise :

- Tiens ! Je vais te prouver que la génétique conditionne ce que tu es !

- …

- Par exemple, mon père ! Moi j'ai pas connu mon père avant d'être adulte. Donc j'ai pas été éduqué par lui, je savais pas du tout comment il était. Il y a quelques années, je l'ai rencontré, on a discuté, eh bien tu vois, une chose m'a marqué. Immédiatement !

- Mmh ?

- Il est gentil !

- … ?

- Et moi, c'est pareil, je suis gentil aussi !

 

20 février 2014

Ce que pourrait en écrire Gabriel G. M.

2 000 dôngs

Pour 2000 dôngs : un thé glacé dans une cantine.

Le jour où il mourut, Luu Công Giang Long soutenait avoir vu le fantôme de son grand-père convoiter du regard la grappe de longanes que sa femme, elle aussi très avancée en âge, avait placée sur l'autel des ancêtres.

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© Joséphine

Depuis les marches de son étroite maison, s'adressant à la ronde des voisins accroupis dans la ruelle, il ne s'abstenait pas de formuler des commentaires ironiques à l'égard de la gourmandise de son célèbre aïeul, rencontrant ainsi la désapprobation générale que le gonfleur de pneus unijambiste Nguyen Huu Binh résuma d'une formule lapidaire :

- Nique ta mère ! Grand-frère, Faut pas insulter ta famille !

Le coq de la Pagode des Pruniers mit fin à l'échange en chantant, annonçant la décrue prochaine de la rivière Saïgon, et la reprise du travail pour les habitants du quartier, tous plongeurs collecteurs d'ordures.

Luu Công Giang Long avait plaisir à raconter sa vie, et plus personne n'ignorait qu'il avait étudié le marxisme-léninisme en Russie puis combattu à Cuba aux côtésdu héros révolutionnaire Horacio Irribaren dont il citait souvent, telle une maxime, ces dernières paroles pronnoncées face à un peloton d'exécution batististe : “se faire baiser au point que ces pédés se mettent à six pour te descendre, sans que tu puisses rien faire...”. Il racontait moins en revanche, le travail passé de sa mère au Parc aux Buffles, bordel militaire français de Saïgon, ce qui n'empêchait personne de le savoir.

Luu Công Giang Long était un homme de taille moyenne, au port élégant, et dont l'unique coquetterie consistait à faire croître d'épais poils noirs devenus blancs sur le proéminent grain de beauté qui occupait le milieu de sa pommette gauche.

De par sa formation, il avait combattu toute sa vie les superstitions qui entravaient la marche du progrès des peuples et ce, depuis le jour de son mariage avec la blanche et superstitieuse Bui Thi Minh Nhu. Il refusa alors de se plier à la “coutume du péage” qui consistait à venir chercher sa fiancée dans sa chambre, pour être ainsi arrêté à chaque pas de porte de la maison Bui par un membre de la famille auquel il aurait du remettre un peu d'argent. Comptant que pour atteindre la chambre de sa future épouse, malhonnêtement déplacée dans la cuisine, pièce la plus éloignée de la porte d'entrée, il lui aurait fallu dépenser une somme qu'il ne possédait pas, il acheta une masse pour un coût modique et, avec la complicité intéressée d'un voisin, entreprit d'abattre le mur qui donnait directement sur la cour intérieure et donc la cuisine.

Pour ne rien arranger, le jour du Têt de l'année suivante, il se mit à balayer ostensiblement devant sa porte, action dont l'effet connu de tous est de chasser l'espoir du foyer pour l'année à venir. Aux yeux des voisins, cette bravade lui coûta l'impossibilité dans laquelle il se trouva par la suite d'avoir des enfants, et s'il en rendait personnellement responsable sa femme, un certain amour-propre l'empêcha d'en faire part à son habituel auditoire.

Une minute avant sa mort donc, Luu Công Giang Long, était assis sur une chaise basse du trottoir de la rue Phan Dang Luu dans le tumulte cosmique des motos quand il eut la révélation de sa mort imminente sous la forme d'un point à la poitrine. Il s'affaissa doucement, goûtant encore aux vapeurs argentées des moteurs, parcourant des yeux une dernière fois la galaxie de phares qui l'éblouissaient, puis articula avec amertume :

- “la malchance ne connaît pas de faille. Je suis né fils de putain et je meurs fils de putain.”

Le lendemain du décès de Luu Công Giang Long, alors que le quartier, tout en se préparant à des funérailles qui promettaient d'être grandioses, s'interrogeait sur le sens exact des ultimes paroles de cette figure locale, Bui Thi Minh Nhu encore au lit, le vit nu, s'affairer autour de l'armoire, un sac à la main. Quand elle demanda à son défunt mari ce qu'il faisait, il répondit qu'il était allé chez les morts en effet, mais s'en était retrouné parce qu'il ne pouvait supporter l'esprit de superstition qui y régnait. Dépouillé de tout en châtiment de son manque de respect à l'aïeul, il revenait prendre quelques vêtements et avait résolu de se réfugier dans un coin perdu de la terre que la mort n'avait pas encore découvert, pour se consacrer à la modernisation de la pensée marxiste-léniniste.


Emprunts à "Cent ans de solitude"...

11 février 2014

Pourpre et menthe à l'eau

1000 dôngs

 

 

 

Pour 1000 dôngs : faire gonfler un pneu sur le trottoir de la rue Lê Văn Sỹ 

Je frein moteur en ligne vrombissante au carrefour : feu orange. Peu pressé, je m'arrête. De toutes parts, ils me contournent, me dépassent, me repassent. Une file têtue de motos fonce à travers l'intersection et s'abîme dans les courants adverses qui s'élancent trop tôt, en un bruit d'orage. Certains restent pris au piège, stoïques face aux conséquences mouvementées de leur égoïsme, brindilles balayées par une déferlante perpendiculaire.

Feu pourpre ! Face A, un xe ôm, littéralement “véhicule enlacé”, vieux taxi-moto buriné, s'arrête sur ma droite. Transport d'écolière. Chacun porte son uniforme, immaculé ou crasseux, de jupe plissée en toile informe. Elle, droite, lui, voûté. Elle, lisse encore du matin, lui, saturé d'huiles épaisses. J'entends un klaxon.

Xe ôm

© Joséphine

21, 20, 19... Face B, le pot d'échappement d'un Air blade, me brûle quelques poils du mollet. C'est que conduire d'une main n'est pas aisé quand l'annulaire gauche pénètre si profondément une narine. Son épine dorsale en courbe pronnoncée libère les plis adipeux de ses hanches du carcan beige du polo.

18, 17, 16... Des grappes de motos s'agglutinent maintenant de tous côtés. Chacun cherche un espace plus avant, ouvre les gaz, pied sur le frein pour ne pas caler, réajuste son masque, son casque, ses gants, ses chaussettes, pose ses semelles compensées sur le bitume calleux. Un klaxon retentit. Le banc de motos s'épaissit, avalant la voie qui court en sens inverse. Nous sommes une congestion en expansion rapide.

15, 14, 13... Une recycleuse en pyjama de ville, îcone possible de la sale vie, protège son visage tanné et suant sous un chapeau conique retenu par un ruban fleuri. Son chargement de bouteilles plastiques forme une sphère irrégulière de deux mètres de diamètre, translucide, aux reflets bleu, qui recouvre la rouille du vélo chancelant parmi les pots d'échappements. Quelqu'un klaxonne.

12, 11, 10… Jeune femme, bustier blanc, jupe rouge à gros pois blancs, chaussures vernies rouge à talons, casque fendu par l'arrière pour laisser sortir la queue de cheval, carton à dessin, étudiante. Elle klaxonne.

9, 8, 7… Klaxon. Chemise blanche, débardeur blanc, pantalon noir, ceinture noire, souliers vernis noirs. L'uniforme des hommes vietnamiens qu'on voit dans les bureaux et les cafés. L'homme qui habite cette tenue est trop petit pour elle : tout flotte, perché sur ses talonnettes. A 40 ans, pense-t-il encore grandir ? Klaxon. Klaxon.

6, 5, 4… Une mère conduisant son fils parvient à se frayer un passage à travers ce peuple de motos à coups de klaxons et se lance, toujours en klaxonnant, [klaxon] à travers le carrefour que le décompte non terminé du feu rouge [klaxon] ne l'invitait pas à passer.

3, 2, 1... Klaxon. Je me retourne pour voir d'où vient [klaxon] cet acharnement sonore et découvre un énième conducteur n'ayant pas assimilé l'idée que ce qui est bon pour tous est bon pour lui. Plus loin, un canadien s'énerve : “ Mais cesse de corner, mangeux d'marde !” Le bloc se met en marche : nouvel orage.

0. Feu vert, menthe à l'eau. Ruée, torrent, chaos [klaxon].

Vite, ma moto file, car sur nos têtes s'accumulent les nimbostratus et sur la voie les gouttes d'eau sombre. A l'instant encombrée de motos, l'avenue se dégage soudainement. Mouvement d'ensemble vers le trottoir. Ma moto seule roule le long de centaines de béquilles qui jaillissent. Des heures que je bave du béton, crache du béton, chie du béton et maintenant cette image ralentie : arrêt, passage de la jambe droite au-dessus de la selle en mawashiguiri, face moto, ouverture du coffre. Les taches sombres prolifèrent au sol, mon visage léché par l'eau. Sortir un sac, en déplier une cape, lever les bras en supplique au ciel orageux, projeter l'objet pour mieux le laisser retomber sur soi. Le mouvement des capes de pluies qui montent et se gonflent vers le ciel avant d'envelopper les corps.

Pourpre et menthe à l'eau

© Joséphine

Une composition hasardeuse de couleurs surgit de ces grands plastiques floquées, et les points noirs mouchettent le sol, toujours plus. Il pleut, à gouttes comptées pour quelques secondes encore. Comme au bal, les motards enfilent leurs “vêtements de pluie”. Et soudain, déluge.

Capuche dans le casque, masque remonté, lunettes et visière pour empêcher les gouttes épaisses qui tombent drues de percuter mes yeux. Le trafic divague. Frein, gaz, et encore frein produisent des trajectoires aléatoires qui sont les prémisses de ce nouveau chaos, aquatique. Les nuages tombent du ciel en tonnes liquides dont ils emplissent les bouches, qui, enfin déliées, articulent, c'est selon, rires ou jurons.

 

Prochaine parution le 20 février

7 février 2014

Bal masqué

 

500 dôngs

Pour 500 dôngs : garer un vélo au parking de l'hôpital Nhi Dông 2.

Sur la rive opposée au chantier naval de Nha Be, cocotiers d'eau et palétuviers s'élèvent depuis la boue que la marée basse découvre. Il est 6 heures du matin, un héron pique-boeuf s'envole pour chercher refuge ailleurs avant que le soleil ne dissipe les dernières brumes de la nuit. Le directeur Park Jang Hyeok perché sur une estrade, fixe tous les employés du site. Un signe de sa main et la musique techno déchire le ciel et anime les corps. Sous la direction du Coréen, 500 hommes et femmes, en bleu de travail et espadrilles pour les ouvriers, en chemisette, pantalon gris et bottines de skai pour les cadres, l'imitent dans un grand ballet de raideur. Au coeur cette foule alignée, Fabien plie son corps aux exercices matinaux : flexion, extension, bras écartés, rotation de la tête. Le chantier hurle, la ville gronde. Une heure plus tard, l'ingénieur français distribue les taches pour la journée puis voit les ouvriers s'éloigner vers leur poste, et comme tous les matins, Ngo l'édenté “frite” les fesses de Hung, Cung saute sur le dos du gros Phuc, Huan le boîteux shampouine Bach, et la jeune Trang tire le poireau de Bao. Allégresse !

A 11h30, Fabien enfourche sa Citi 100 et met les gaz. Sur la rue Nguyen Huu Tho, un taxi tente de sortir en force de son stationnement. Fabien fait un écart, s'arrête devant le véhicule, regarde le conducteur et se frappe le front de l'index. Stoïque puis subitement grimaçant, le chauffeur lui tire la langue. Perplexe, Fabien reprend sa route. Arrivé au restaurant, il commande un plat.

- “Grand-frère” veux du riz au poisson. La tête de la tenancière recule, yeux froncés, de ceux qui s'interprètent en Occident comme du mécontentement, la main s'agite et bascule de droite à gauche. Fabien commence à s'agacer, mais prend le parti d'en rire. Sa deuxième commande porte ses fruits.

Après le repas, il se rend dans un Highland coffee, plagiat local de la chaîne américaine, pour y goûter la saveur sucrée d'un ersatz de café à base de maïs et de soja brûlé. Alors qu'il écoute avec contentement Don't stop the music, assis sous l'air glacé du climatiseur, il ne remarque pas le jeune serveur revenu avec sa commande, qui se tient à côté de lui, passant dans sa gêne d'un pied sur l'autre, comme un compas à face souriante. N'y tenant plus, le garçon décide finalement de frapper du plat de la main l'épaule de son client. Sursaut ! Hé ! Ne pouvait-il pas parler ?

 

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Joséphine ©

Peu avant 18 heures, Fabien entre dans un de ces petits bureaux de poste que l'on peine à distinguer au milieu des nuées de motos qui roulent sur les grands axes. Derrière le comptoir, la guichetière qui rit au téléphone le voit entrer sans le regarder et, toute à sa conversation téléphonique, passe un bras par-dessus le comptoir en agitant la main de manière à ce qu'il lui confie ce pour quoi il est venu. Il voudrait encore jouer la comédie et porter le masque souriant de la commedia dell' arte, mais la digue qui retenait son humeur craque. Le fait de savoir qu'il en est ici pour tout le monde pareil, ne peut éteindre cette insupportable impression d'être traité comme un animal. Il articule vivement “Il faut me parler ! J'ai une lettre, ajoutant inutilement : c'est pour la Belgique”. La petite dame raccroche son téléphone, d'abord interloquée, puis lui explique doucement qu'il n'est pas au bon endroit.

Mariage ce soir ! Fabien est invité par un collègue. La famille du fiancé s'est payé un orchestre qui joue quelques vieux cha-cha. 1, 2, 3, Gio ! La bière coule à flots aux tables des hommes sous lesquelles s'empilent, comme de gros legos, les caisses de bière vides. Les femmes, elles, ont fort à faire avec un cavalier Tom Pouce qui, malgré des talonnettes dissimulées sous les pans de son patte d'eph à liseré d'argent, reste dominé de la tête par ces dames pourtant de courte taille. En professionnel consciencieux, il les fait danser l'une après l'autre selon une mécanique aussi huilée qu'ennuyeuse. Mimiques et costumes soignés sans contact ni impulsion : les danseurs récitent un morne par coeur, un énième “à la manière de”.

Quand le soleil se lève enfin sur la grande mangrove de Can Gio qui s'ouvre à l'orée de la ville, au milieu des cadavres de bières, Fabien sirote un jus de coco en attendant que vienne le sommeil. Face à lui sur la plage grise, un couple de Britanniques découpe le ciel doré en amples mouvements de tai chi. Il lui fallait donc vivre dans ce pays de persona, pour découvrir avec étonnement la riche expression corporelle des habitants du Royaume-Uni.

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