Fish & CHiP's
Pour 888 800 dôngs : une donation aux orphelins de la police
Etrange titre au pays des fines herbes, mais c'est qu'il ne s'agit pas de cuisine. Voilà la dernière manche de ce match à sens unique : 1000 mots pour un épilogue.
Je suis parti avec l’aube. Derrière le galbe blanc du garde-boue de mon increvable contrefaçon chinoise de Honda Dream, je bascule de droite à gauche et goûte ainsi à l'équilibre de mon corps centaurique. En ville, les motos vrombissent, les taxis klaxonnent, les bus crécellent, les bateaux sirènent. J’observe un piéton qui erre, agitant lentement un bras au milieu de la bataille, signe dérisoire de sa présence. Un motard imprévisible coupe ma trajectoire ; je pile et crache une insulte :
- Charlot !
Depuis le pont de Saïgon, je vois des bras de vapeurs incertaines enlacer les tours du centre-ville. Il a dû pleuvoir car la passagère d’une moto tient une cape de pluie à usage unique. Elle discute avec un autre passager puis se retourne vers le garde-corps du pont et, au moment où nous surplombons un échangeur, lance sa cape dans le vide. Je me figure la conséquence de cet acte, la chute de ce très gros "sac plastique" sur la tête d'un infortuné motard en contrebas. Eux éclatent de rire car seul compte le présent. Un autre motard à trajectoire floue me double, téléphone à l'oreille, conduisant d’une main son enfant de 5 ans, sans casque, sur le chemin de l’école. Au passage, il fauche la Crocs qui protégeait mon pied gauche.
- Péquenaud !
Sur l'avenue Nguyễn Hữu Cảnh, à trop naviguer entre les trous d'eau, je cale. Kick. Deux mégères assises sur un banc de bois conversent en hurlant au milieu des pots d'échappement. Kick bis. Kick ter. Le moteur tourne enfin, la moto bondit d'énervement. Grisé par la vitesse, je prendrais presque le tunnel réservé aux 4 roues mais un camion y entre avant moi et je sais trop bien l'histoire du semi-remorque qui fait marche arrière sur le motard qu'il vient de renverser, préférant s'acquitter d'un enterrement bon marché plutôt que de soins onéreux.
Je traverse maintenant le lacis des venelles de Bình Thąnh. Sur sa 110 wave, un conducteur rejoint la rue à sens unique. Las ! Cet unique sens ne lui convient guère et comme il est de ceux qui pensent en ligne droite, il écrase frénétiquement son klaxon, plante son regard à un mètre devant lui et bondit sans contrôle tel le saumon entêté contre les eaux du torrent. Le flot des motos s'arque en une multitude de trajectoires courbes pour éviter une percussion. Par politesse, il ne regarde aucun des motards qui se tortillent pour l'éviter. Il n'y a pas d'agressivité dans son comportement. Pas plus d'ailleurs que dans celui des autres conducteurs audacieux qui se joignent maintenant à l'aventure, nourrissant une rapide congestion.
- Bledards !
© Joséphine
Je suis épuisé quand j'atteins peu avant 7 heures le coude du quai Tôn Đức Thắng où se tient la police. Casques sur uniformes jaunâtres, imitations de Ray Ban, et le Tonnerre mécanique de ces cieux : une Honda 250cc. Les sosies de Jonanthan Baker et Francis Poncherello que les vietnamiens ridiculisent du sobriquet de “poissons jaunes”, immobilisent mon bolide. Je cache la clef de contact et mon permis vietnamien, toutes pièces confiscables qui leur permettraient d'exiger l'argent que je vais leur refuser. Sous un prétexte que je ne prends pas la peine de comprendre, Jon me laisse mariner en attendant que j'allonge des billets. Puis Ponch s’adresse à moi en anglais, Il veut 500 000 dôngs. Je réponds en français pour le faire chier et croise les bras, silencieux. Mais le temps passe et le mien est sensiblement plus précieux que le leur. Leur détermination est à la mesure des 10 000 dollars de dessous de table, empruntés à la banque puis versés à leur hiérarchie pour transformer ce trottoir en usine à contraventions pour leur seul bénéfice. Je craque et sors mon porte-feuille duquel j'extrais violemment une poignée de billets froissés que je tends d'une seule main à Poncho, signes de mon mépris. Celui-ci sourit de colère et refuse les petites coupures que je jette finalement au sol avant de l'insulter lâchement en français :
- Mais prend donc tout, tête de veau !
Je repars en faisant hurler ma Dream au milieu de ce bordel sans fin, de ce maelström qui m’avale et me brise. Némésis allume le feu de la migraine, et la colère monte indéfiniment en moi : je suis consumé par la haine.
- Va chier, connard ! Ta grande-tante la salope ! La putain de ta race ! Va te faire enculer ! Nique-toi fils de pute ! Mange tes morts !
Mes yeux hurlent, ma bouche couvre le monde d'ordures. Je fixe du regard un motard dont je fantasme la mort violente. Lui, passe d’un air égal, si terriblement égal et sans visage qu’au pinacle de l’ire, je suis foudroyé par la vanité de ma colère dans ce cosmos désarticulé de masques et d'eau. Haine dorénavant dépourvue d'objet, haine que je voulais ravageuse et qui maintenant me ravage. Alors, je desserre mon étreinte de la poignée de gaz, et la moto ralentit, orchestrant le decrescendo de mon pouls. La pointe de mon unique chaussure caresse longuement le bitume, puis la Honda verse doucement à gauche. Parmi les moteurs hurlants, dans l’incandescence des pots d'échappement, je mets pied à terre, tourne la clef de contact, tacle la béquille latérale, retire mon casque, me lève et m'abandonne au contact des quelques gouttes de pluie qui caressent mon visage. La cloche a sonné ; je m’en vais.
© Joséphine